Les racines de la stigmatisation

2024

La littérature fait référence à 2 grands modèles :

  • La théorie de l’étiquetage – Link et Phelan (2001).
  • Le paradigme des cognitions sociales – PW Corrigan (2000).

Un aspect essentiel de la compréhension de l’installation du processus de stigmatisation réside dans la prise en compte d’un lien direct et étroit entre ce phénomène et les représentations sociales des maladies mentales.

Les représentations sociales sont des produits de la pensée qui constituent le point de vue prévalent d’une communauté à un moment donné. Elles nous permettent de penser, de nous représenter la réalité, d’orienter et d’organiser nos comportements. Ainsi elles constituent nos opinions, nos croyances, nos préjugés, nos superstitions, nos fantasmes. Elles nous sont indispensables pour appréhender la complexité de notre environnement.

Les représentations sociales constituent, en quelque sorte, notre système d’interprétation de notre environnement, notre grille de lecture de ce qui nous entoure. Ces représentations sont sans fondement scientifique et habituellement extrêmement péjoratives et lourdement pénalisantes.

De façon schématique, on peut distinguer trois types de représentations qui vont être, respectivement, à l’origine de trois types d’attitudes :

  • La violence, la dangerosité et l’incurabilité (ne peuvent pas se rétablir, ne peuvent pas changer
  • L’imprévisibilité, le caractère hors des normes, des conventions, des règles et des lois, l’incompétence avec en corollaire l’irresponsabilité.
  • La vulnérabilité, l’incapacité à vivre de façon autonome, l’infantilisme et l’immaturité.

De fait, les attitudes et comportements associés à ces représentations sont :

  • La crainte, la peur avec prise de distance, mise à l’écart, exclusion, ségrégation…
  • L’autoritarisme, la position dirigiste.
  • La compassion, la bienveillance, la tolérance et tendance à la surprotection.

A titre d’exemple, notons que très fréquemment dans la presse quotidienne régionale, le diagnostic de schizophrénie est systématiquement associé aux notions de violence et de dangerosité.

Les représentations sociales associées aux malades mentaux ont fait l’objet de nombreuses études : Roelandt (2009), Durant-Zaleski (2012), Sheehan (2017). Pescolido (2013) identifie un lien avec l’imprévisibilité (70%), la dangerosité pour soi (76%), la dangerosité pour les autres (53%), une productivité moindre (51%). Les personnes enquêtées pensent que les malades psychiques ne devraient pas avoir la garde de leurs enfants (85%), ne devraient pas exercer comme enseignants (58%), ne devraient pas occuper de fonctions managériales (58%).

Il montre que ce sont les personnes qui ont reçu un diagnostic de schizophrénie qui suscitent le plus d’attitudes négatives.

On notera encore que ces représentations sociales habitent, tout autant, les professionnels de santé. Ainsi la dangerosité potentielle estimée par les médecins généralistes est de 77%, et par les pharmaciens de 90%.

La théorie de l’étiquetage :

Cette théorie a été élaborée par l’école de psychosociologie de Chicago. L’école de psychosociologie de CHICAGO a été créé en 1937 par Blumer avec pour axe de recherche les phénomènes de déviance.

Ces chercheurs ont recours à une approche « interactionniste » en référence aux travaux de l’école de Palo Alto (étude systémique des phénomènes de déviance)

Ils distinguent les déviances primaires (commettre un acte transgressif) et les déviances secondaires (conséquences de la relation sociale de rejet face à un comportement atypique).

Ces travaux les conduisent à conceptualiser la notion d’étiquetage qui va être à l’origine du processus de stigmatisation : « Labelling théorie ».

Parmi ces auteurs : Tannenbaum 1938 – Becker 1963 – Goffman 1963 – Scheff 1966 appliquent cette théorie de l’étiquetage au champ de la pathologie mentale.

Ainsi ces tenants de la théorie de l’étiquetage nous montrent que le fait d’affubler un individu d’une étiquette amène ce dernier à accepter et à intérioriser cette étiquette et à agir en conséquence.

Ces psychosociologues nous montrent encore que les gens, d’une manière générale, ont tendance à traiter d’une façon particulière tous ceux qu’ils considèrent comme différents.

Ils proposent une théorie en référence aux conceptions systémiques de l’école de Palo Alto.

Dans cette théorie ils considèrent qu’un individu présente une caractéristique qui ne répond pas aux normes du groupe social.

Mais ils signalent aussi que de son côté, le groupe social doit considérer que cette caractéristique se situe au-delà de la norme.

Ils envisagent donc une relation circulaire, propre aux conceptions systémiques, ou le comportement de l’un influence le comportement de l’autre.

Il s’agit donc de l’identification de quelqu’un de différent et de la mise en route d’un processus de catégorisation.

Confronté à cette caractéristique, à cette différence insupportable (quelque chose de nous que nous ne supporterions pas – une caractéristique en deçà d’un seuil critique qui n’empêche pas le phénomène d’identification) le groupe social va adopter 2 types d’attitude :

  • se protéger de cette intrusion : mise à distance, exclusion, ségrégation.
  • se construire dans cette altérité en se confirmant dans sa norme selon un ordonnancement du monde qui fait appel aux clivages : soi /non soi ; Nous / eux ; Normaux / fous.

Les caractéristiques (déviances) peuvent correspondre à des différences dans l’habitus, la tenue vestimentaire, la mimique, les propos, les attitudes et les comportements.

Il peut parfois s’agir d’effets secondaires des médications psychotropes : ralentissement psychomoteur, rigidité, tremblements, fixité du regard etc.

Cette théorie a sensiblement évolué dans les années 70, avec les travaux de Wierner puis de Link et Phelan. Ils nomment leur révision « théorie de l’étiquetage modifié ».

« L’étiquetage modifié » n’est pas une étiologie de la maladie mentale mais ce phénomène se conçoit comme le fait que les malades intériorisent les stéréotypes négatifs de la maladie mentale avant d’avoir été étiquetés et leurs comportements vont être grandement influencés par ces croyances.

Wierner reprenant les travaux de Fritz Heider développe le concept d’auto attribution. Il distingue les séquences suivantes : – l’étiquetage :

  • La référence aux stéréotypes
  • La séparation (nous / eux)
  • La perte de statut social
  • La discrimination

L’étiquetage : Les gens distinguent (et étiquettent) des différences humaines.

Le terme « étiquette » a été préféré à ceux de marque, condition, attribut car il confère moins de validité (plus subjectif).

La plupart des différences interhumaines n’ont pas de pertinence sociale (longueur des doigts, couleur des yeux). Elles sont ignorées ou sans conséquence.

Cependant, quelque fois, d’autres, plus ou moins visibles, peuvent avoir un niveau élevé de saillance sociale. Elles contribuent à une sélection qui résulte du contexte social avec hyper-simplification pour créer des groupes (catégories)

Cela implique :

  • Une vision simpliste des différences (noir/blanc ; homo/hétéro)
  • Une sélection sociale des différences qui dépend de l’époque et des lieux.
  • Des attributs qui ne dépendent pas de la personne mais plutôt de la situation.

Les stéréotypes : Les stéréotypes sont des structures cognitives de connaissances, des croyances culturelles, apprises avec la socialisation.

Cette étape correspond à l’association des différences humaines étiquetées) et d’attributs négatifs (caractéristiques indésirables)

Il y a ainsi une connexion depuis l’étiquette différenciée vers les stéréotypes, ce qui confère une identité sociale dévalorisée.

Ainsi, stéréotyper c’est attribuer des défauts et ces défauts sont définis par l’étiquette indépendamment de toutes autres informations à disposition (« tous les patients psychiques sont dangereux »)

La connexion est automatique, préconsciente (en une fraction de seconde) ce qui facilite l’efficacité cognitive du processus de catégorisation et préserve les ressources cognitives

Par exemple un test montre que les mots « intelligent », « ambitieux », « propres » viennent plus vite dans les réponses s’ils sont précédés du nom d’une personne de couleur blanche plutôt que noire.

Les apports de de Link à ce modèle : Link s’intéresse plus aux conséquences de la stigmatisation qu’a ses causes. Au sujet de la notion de « stigmate », il émet deux critiques :

  • Une approche fondée sur l’opinion des théoriciens et non pas sur le vécu même des personnes stigmatisées.
  • Un point de vue qui concerne la personne qui porte l’attribut et non pas sur les personnes productrices de rejet et d’exclusion, celles qui font la discrimination.

Link (2004) introduit la notion de réactions émotionnelles. Il considère que les différences étiquetées sont assimilées par la société comme des caractéristiques indésirables et l’adhésion aux croyances culturelles communes sont de nature à provoquer des réactions émotionnelles telles que : peur, pitié, colère.

L’étape suivante est la séparation entre eux et nous.

Séparation du groupe social et de la personne étiquetée considérée comme différente et inférieure. Le lien entre l’étiquette et les attributs indésirables devient l’explication que la personne qui porte cette étiquette est fondamentalement différente.

« Eux » sont une menace pour « nous » car porteurs d’une mauvaise caractéristique et plus vraiment humain.

Cette perception va entrainer, pour ces personnes, une perte de statut social et des conduites de discrimination :

La personne étiquetée fait l’expérience de la perte de statut et de la discrimination. Elle baisse dans une hiérarchie de statut (notion de hiérarchie sociale ou statutaire). Elle est dévaluée, rejetée, exclue. Elle fait l’objet d’un devenir inégalitaire vis-à-vis de la société : en termes de revenus, d’éducation, de bien-être psychique, de logement, d’accès aux soins médicaux.

Le rôle du pouvoir dans la stigmatisation :

Link et Phelan insistent sur le fait que la stigmatisation est dépendante du pouvoir. Ce processus nécessite une différence de pouvoir entre « stigmatiseur » et « stigmatisé » pour exister et être néfaste.

Une personne (ou un groupe social) est stigmatisée lorsqu’elle est étiquetée (par ses différences identifiées par la société qui considère ces caractéristiques comme indésirables en référence aux croyances normatives), qu’elle est mise à part et qu’elle expérimente de ce fait une perte de statut social et une discrimination ce qui conditionne un devenir inégalitaire vis-à-vis de la société (désavantages multiples).

Ainsi, la stigmatisation est entièrement dépendante de la puissance sociale, économique et politique en place.

Sans situation de pouvoir le processus de stigmatisation ne peut s’engager.

Link parle de « Stigma Power » avec la capacité de maintenir, par des processus de stigmatisation, les individus dans ou en dehors du groupe.

Ainsi, il apparait que le pouvoir est essentiel à la production du stigmate parce que le stigmate implique une référence à des différences de pouvoir.

Pour Link et Phelan le stigmate existe lorsque les éléments de l’étiquetage, des stéréotypes, de la séparation, de la perte de statut, et de la discrimination se produisent ensemble dans une situation de pouvoir qui le permet.

Cependant la stigmatisation peut s’exprimer à des degrés différents (plus ou moins sévères de sorte que certains groupes sont plus stigmatisés que d’autres).

Dans ce modèle ils notent l’importance de la réaction émotionnelle qui participe à l’engagement de comportements envers la personne stigmatisée.

Pour ces auteurs la stigmatisation est motivée par 3 objectifs

  • L’application des normes sociales (Keeping people in)
  • L’évitement de la maladie (Keeping people away)
  • L’exploitation et la domination (Keeping people Down) permettant d’atteindre : pouvoir, statut social élevé, richesse.

Le comportement initial devant un symptôme est le raisonnement (d’un délire par exemple) pour garder un individu différent inséré dans le groupe social. Puis devant la persistance du symptôme c’est la mise à l’écart.

Link et Phelan (2014) distinguent plusieurs types de discrimination.

La discrimination directe ou individuelle :

Il s’agit d’attitudes et de stéréotypes ouvertement exprimés (pas socialement acceptables) qui font référence à la théorie de l’action raisonnée et qui conduisent à des inégalités sociales.

La discrimination structurelle :

Elle est habituellement déclinée sous forme de loi, de politique sociale et de pratiques institutionnelles (officiellement validées) qui pénalisent un groupe minoritaire. Elle entraine un traitement injuste des personnes ayant vécu ou vivant avec une maladie psychique.

Cette injustice va être à l’origine d’un accès inéquitable aux soins et d’une qualité de soins inférieure pour ces personnes.

La stigmatisation structurelle exprime les inégalités ancrées dans le tissu de nos institutions sociales, de nos organisations et de nos façons communes de penser et d’agir.

La stigmatisation intériorisée (auto stigmatisation) : Phelan précise que dès leur socialisation les membres d’une société partagent les croyances culturelles au sujet des maladies mentales et des malades mentaux et lorsqu’une personne développe une pathologie mentale, ces croyances deviennent personnellement pertinentes.

La personne s’attend à une dévaluation de son statut social, à un rejet social. Ce phénomène répond au concept développé par Corrigan « d’auto stigmatisation ».

La personne stigmatisée est poussée à croire qu’elle ne doit pas profiter de la participation pleine et égale à la vie sociale et économique. (Voir chapitre auto-stigmatisation)

Enfin il convient d’appréhender la perte de statut social comme source de discrimination : en effet, la perte de statut est en soi une source de discrimination car elle entraîne une cascade d’effets négatifs.

Pour résumer l’approche portée par cette théorie de « l’étiquetage modifié », elle est représentée par la succession des phases suivantes :

  1. la société distingue et étiquette les différences humaines.
  2. les croyances culturelles dominantes associent les personnes étiquetées à des caractéristiques indésirables (stéréotypes)
  3. les personnes étiquetées sont alors vues comme un groupe à part (séparation nous – eux) et font l’expérience de la perte de statut social et de la discrimination.

Le modèle de Patrick Corrigan (2000) :

Pour Corrigan, les stéréotypes : (structures cognitives de connaissances connues et partagées par tous les membres d’un groupe social – croyances culturelles communes apprises avec la socialisation) permettent de catégoriser les individus parce qu’ils correspondent à l’opinion collective. Ils vont générer très rapidement des impressions et des attentes vis-à-vis d’un individu appartenant à un groupe stéréotypé…Ex le malade est dangereux.

Ces stéréotypes vont avoir des conséquences émotionnelles, le plus souvent négatives (par exemple la peur, la colère, la pitié) et enfin des conséquences comportementales (évitement – traitement coercitif – institutionnalisation)

Ainsi selon ce modèle on retrouve habituellement :

3 types de représentations :

  1. La violence, l’agressivité, la dangerosité
  2. L’imprévisibilité, le caractère hors normes, hors des conventions, des règles et des lois, avec en corollaire l’irresponsabilité.
  3. La vulnérabilité, le caractère peu autonome, l’idiot, le bêta.

Ce qui va générer 3 types de réactions émotionnelles et de comportements :

  1. La crainte, la peur avec désir de distance sociale, exclusion, ségrégation.
  2. La colère avec une attitude directive, autoritaire.
  3. La pitié, la compassion avec besoins de protéger des personnes vulnérables et peu autonomes

Date de modification : 28 mars 2024

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