« Santé mentale : la stigmatisation, l’obstacle le plus important à surmonter dans la communauté »
Lettre du GCS - Dr Jean-Yves Giordana - CODES 06 - PTSM 06 - Janvier 2025
Comment avez-vous été amené à vous intéresser à la question de la stigmatisation en santé mentale ?
"La place donnée par la société au malade psychique m’a toujours interpellé. Et la façon dont une personne identifiée comme malade mentale est traitée me questionne depuis longtemps. Plusieurs étapes ont progressivement développé mon intérêt et ma connaissance du sujet. J’ai tout d’abord accompagné plusieurs thèses d’internes sur cette thématique au début des années 2000, puis j’ai participé à Nice, en 2002, à la mise en place de l’enquête "SMPG image et réalité". A la même période, l’ORS et ARS PACA m’ont sollicité pour communiquer sur le phénomène de stigmatisation, ce qui avait amené la production de fiches-action. Je citerais également l’organisation à Nice d’un séminaire avec le CCOMS (JL Roelandt, J Benoit, D Jodelet, J Ballester, R Pioli, etc.) sous la forme de quatre rencontres d’une journée sur une période de 6 mois ; la constitution, avec l’équipe de Lille, du site France pour l’étude multicentrique internationale INDIGO, associant 27 pays ; la participation à l’organisation du colloque du CCOMS "STIGMA" d’une durée de quatre jours, en 2007 à Nice ; ou encore la direction d’un ouvrage collectif "La stigmatisation en psychiatrie et en santé mentale", qui a été présenté lors du congrès CPNLF de 2010 au Touquet. Depuis lors, j’ai contribué à l’organisation de réunions annuelles visant à l’actualisation des connaissances sur la stigmatisation, l’auto stigmatisation et leurs conséquences."
Pourquoi les soignants doivent-ils accorder de l’importance à ce sujet ?
"La prise en compte de l’impact de la stigmatisation et de l’auto stigmatisation sur le parcours de rétablissement des patients, sur leur qualité de vie, sur leur motivation à rechercher de l’aide et à accéder aux soins, est vraiment essentielle. Les conséquences de la stigmatisation ont fait l’objet de nombreuses études (Livingston, Boyd, Park) et il apparait que la plupart des limitations que connaissent les malades dans leur vie quotidienne ne sont pas liées à la maladie mais plutôt à ces phénomènes de stigmatisation et d’auto stigmatisation. Rappelons que l’OMS parle de ce phénomène comme "l’obstacle le plus important à surmonter dans la communauté" et fait de la lutte contre la stigmatisation "le fondement de la psychiatrie moderne". Malgré l’évolution et l’enrichissement constant des thérapeutiques, rien ne pourra réellement changer sans modification du regard que la société porte sur les personnes qui vivent avec un trouble psychique. Mais les soignants doivent aussi être extrêmement vigilants vis-à-vis de ce phénomène car de nombreux malades (et de nombreuses familles) rapportent avoir vécu de fréquentes situations de stigmatisation dans leurs rencontres avec des professionnels de santé (qu’il s’agisse de stigmatisation directe ou de stigmatisation structurelle).
De ce point de vue, l’expérience des Médiateurs de santé pairs, à laquelle nous avions participé – au CH Sainte Marie - dès la phase d’expérimentation*, nous a totalement convaincu de l’effet déstigmatisant que peuvent avoir ces professionnels au plan institutionnel, au niveau des professionnels de santé, du grand public, mais aussi des malades eux-mêmes en raison de l’impact sur l’auto stigmatisation."
Quels sont les principaux résultats de l’étude INDIGO ?
"Cette étude multicentrique internationale associant 28 sites situés dans 27 pays avait pour objectif de décrire la nature, la direction (avantages, désavantages) et la sévérité de la stigmatisation vécue, et de la stigmatisation anticipée (évitée) ainsi que la relation pouvant exister entre ces deux concepts. La richesse de cette étude réside dans le fait qu’elle ouvre un champ de recherche nouveau en se fondant sur le témoignage direct de personnes concernées par la maladie et éventuellement par la stigmatisation. Elle répondait à la préconisation de l’OMS de solliciter l’avis des personnes concernées plutôt que de se limiter au recueil des représentations des autres membres de la société. L’étude, à laquelle ont participé 732 patients ayant renseigné l’échelle DISC**, nous apprend que la discrimination vécue, expérimentée, et la discrimination anticipée, évitée, existent dans tous les pays ayant participé à l’enquête, mais il existe des différences statistiquement significatives de sévérité entre ces pays. Les discriminations expérimentées négatives sont fréquentes et concernent l’entourage proche, les domaines de l’amitié, de l’intimité, de la parentalité ou encore pour l’emploi (recherche ou conservation d’un travail), l’accès ou le maintien dans un logement. La discrimination expérimentée positive existe mais est beaucoup plus rare (moins de 10%). Enfin, l’enquête révèle la fréquence de l’auto stigmatisation avec des personnes qui se limitent elles-mêmes pour des activités très importantes pour elles, y compris dans des domaines où elles n’avaient jamais été confrontées à une discrimination réelle."
Comment lutter contre l’auto-stigmatisation ?
"De nombreuses études (et parmi elles, les études GAMIAN de Brohan) montrent qu’environ 70% des personnes qui présentent un trouble psychique sévère et persistant sont confrontées à des situations de stigmatisation et que l’intériorisation et l’application à soi des stéréotypes associés aux maladies mentales (auto stigmatisation modérée à sévère) ne concerne que 42% des malades. Il apparait donc que certaines personnes disposent de facteurs de protection contre l’auto stigmatisation et à l’inverse, que d’autres personnes présentent un déficit en facteur de protection. Pour réduire l’auto stigmatisation, un point capital réside dans l’évaluation du vécu de légitimité de la discrimination avec le fait que le sentiment de "juste colère" est un élément favorable à sa réduction. Les fondements des stratégies d’intervention visant à lutter contre la stigmatisation (bien étudiés par Thoits, Stuart ou Firmin) peuvent prendre deux formes : soit défier et confronter le "stigmatiseur", soit contourner, éviter cette situation pénible. En premier lieu, il convient d’évaluer correctement l’auto stigmatisation, au plan qualitatif et au plan quantitatif. Nous disposons pour cela de différentes échelles (ISMI, BACE, échelle de résistance de Firmin).
A ce jour deux modules sont utilisés avec des résultats prometteurs. Le module NECT (renforcement narratif et thérapie cognitive) élaboré par Lysaker et Yanos qui aide à distinguer la maladie de la personne, renforce les capacités à reconnaitre les préjugés négatifs et à les rejeter, modifie certaines croyances dysfonctionnelles et amène à développer une identité positive nécessaire au processus de rétablissement. Le module HOP, élaboré par Corrigan, traite plus particulièrement de la question du dévoilement (avantages, désavantages) qui s’avère être une stratégie essentielle pour reprendre le contrôle de sa vie et renforcer l’image de soi."
Que pensez-vous de l’effet Grande cause nationale sur la stigmatisation ?
"La santé mentale Grande cause nationale en 2025 devrait contribuer à changer le regard de la société sur les troubles psychiques et sur les personnes qui en sont affectés. On peut en attendre une modification des perceptions et une facilitation de leur inclusion sociale. L’expérience des campagnes de communication menées dans d’autres pays nous apprend néanmoins que celles-ci ont un effet plus prononcé et plus durable sur le changement de regard et d’attitudes vis-à-vis des personnes concernées par la maladie mentale lorsqu’elles sont couplées à des actions basées sur le contact social, par exemple sous la forme de participation à des activités communes (sportives, artistiques, loisirs, etc.). Une telle mise en lumière des questions de santé mentale pourrait avoir pour effet, à côté de l’information et de la sensibilisation, de créer un mouvement de déstigmatisation passant par la transformation des représentations, la reprise d’espoir pour les malades et leurs familles et la confirmation que le rétablissement est une perspective évolutive réaliste."
Pouvez-vous nous présenter l’espace numérique que vous avez créé ?
"Suite aux différents rapports, études et événements organisés ses dernières années (voir la question 1), nous avons souhaité rassembler dans un espace numérique évolutif les diverses ressources souvent dispersés (textes, vidéos, présentations, articles, ouvrages) sur le sujet, tout en répondant aux besoins divers des utilisateurs, qu’ils soient théoriques, cliniques ou interventionnels. L’espace numérique proposé par le CODES 06*** a donc été conçu pour faciliter l’accès à ces connaissances, par la diffusion de ressources complètes et actualisée. Il vise à améliorer la compréhension de la stigmatisation, tant pour les professionnels de santé que pour les usagers et leurs proches. Il s’agit également de promouvoir les bonnes pratiques professionnelles et de défendre les droits des usagers, en contribuant à une meilleure prise en compte des enjeux de la stigmatisation dans le parcours de soin."